Technologie et, accessoirement, démocratie

La technologie ne guide pas le résultat. C'est prendre le problème dans le sens inverse. L'une des caractéristiques de la technologie est d'être plastique, c'est à dire qu'elle doit prendre la forme de ce que nous en exigeons.
Nous avons souvent l'impression que la technologie nous contraint, car nous sortons d'un moment (1985-95) qui a démocratisé l'acccès à des ordinateurs individuels qui communiquaient difficilement et souvent étaient conçus comme des boîtes noires qui répondaient à des tâches quasi-ménagères : taper son CV, lire son CD, faire de jolis dessins, jouer, etc. L'aboutissement de ce modèle fermé et marketé, "lisse au toucher avec des formes pures", avec un feel et un look hitech était et est toujours le modèle Apple,  copié imparfaitement par les différentes versions de Windows. C'était une technologie appliquée, mais qui ne transformait pas, comme les réseaux d'aujourd'hui, l'utilisateur en conscience mais continuait et continue de le pousser dans la consommation pure.
A d'autres niveaux d'élaboration, moins directement marchands, ce schéma ne se vérifie plus, les soucis utilitariste et esthétiques s'investissant dans des facteurs beaucoup plus essentiels que l'apparence ou la consommation. 
Prenons l'exemple d'Internet que l'on peut réduire à deux concepts technologiques qui se sont révélés disruptifs et viraux puisque nous en constatons le succès : les protocoles TCP/IP et l'invention des sockets réseaux. L'idée de ce protocole était de pouvoir acheminer de manière fiable les paquets échangés entre les ordinateurs situés aux extrémités du réseau. Le concept de socket est en fait une modélisation élégante avec ses fonctions basiques de ce qu'on peut attendre d'une interface réseau et a permis la connexion de tous.
On a donc établi une structure de réseau fiable avec un travail le plus léger en son centre pour acheminer l'information efficacement et rapidement entre les extrémités (principe end to end) et capable d'accueillir de manière ouverte tout type de configuration ordinateur/système opérationnel.
Est-ce que l'on pensait aux implications et portées sociales, commerciales, politiques ? Evidemment non, même si certains cherchent à vous le faire croire.
Un autre exemple est celui du World Wide Web, celui ci a été inventé par un des membres du  CERN pour que des utilisateurs scientifiques puissent dans le cadre de travaux qui faisaient évoluer rapidement la théorie, pouvoir publier et échanger leurs résultats et avancées sur des sites documentaires. 
Là encore, peut-on parler de ce qui est à l'origine de cette technologie d'une volonté de faire avancer le social, développer la presse, offrir des points d'entrées aux services commerciaux, renforcer la démocratie ? Non, le génie et la grande utilité du Web reste et restera encore longtemps celui de l'orientation documentaire, avec Wikipedia, et bientôt le flux de documents libres de droits qu'il accueillera suite au développement de l'auto-publication dans des formats ouverts, des projets de documentations universitaires complètes et au coût de l'impression pour les pays en voie de développement, le scan progressif de tous les ouvrages contenus dans les grandes bibliothèques mondiales.
Ces technologies grâce à leur adoption fulgurante ont induit des effets surprenants. Notamment, lorsque les micro-ordinateurs ont rencontré le réseau Internet, il ne pouvait se produire que ce qu'il s'est produit sans grande capacité offerte de discrimination par le design et les protocoles établis, on a offert la possiblité à tout un chacun de libérer sa création ou sa conscience, bref de participer dans ce vaste ensemble sans contrôle. Un des grands classiques du comique involontaire des micro-ordinateurs non-connectés était de faire croire que la création était possible, mais elle restait pauvre et sans public, comme un dessin d'art plié dans une boîte en carton.
Maintenant, en prenant en compte sa nature plastique, nous pouvons supposer que la technologie puisse aller un jour servir un maître puissant, que celui-ci soit un Etat ou une grande entreprise. Que le règne de cette liberté insouciante connaisse une fin ou que les normes provenant de cultures sociétales s'y établissent avec les réflexes de marginalisation et de contrôle de ce qui est admis ou non. C'est le sujet d'un livre assez pessimiste "Code is Law" de Lawrence Lessig. L'Internet sera voué tôt ou tard à sa phase de contrôle, mais cela sera surtout un problème politique où la capacité de comprendre et de faire comprendre technologiquement ce qui se passe sera primordiale pour la liberté à venir de chacun.
La technologie aussi est indifférente aux rapports de force, parfois dans le bon sens, d'autres fois dans le mauvais sens. C'est son côté titanesque.
Google n'a trouvé son utilité que dans l'explosion des documents à disposition sur le Web, qu'ils aillent du factuel le plus insipide à l'opinion la plus épicée. Sinon l'ancien système de bases de référence ou annuaire, vérifiés et travaillés à la main par des opérateurs comme ceux de Yahoo aurait continué à satisfaire le public. La neutralité de Google, que la presse et autres gouvernements, voudraient corrompre à leur bénéfice, n'est pas un bien précieux pour le public, c'est la seule manière de justifier son existence pour le moteur de recherche de rendre compte de la diversité du Web, vouloir changer cette neutralité algorithmique pour mettre en avant les sites de mêmes marques et institutions reviendrait au système Yahoo qui a disparu et remettrait en cause le pourquoi et la nécessité de Google.
La mauvaise part ou l'ironie involontaire de cette ignorance du rapport de force, touche les industries culturelles, qui ont eu bien peu de flair jusqu'ici pour se faire un ami du Réseau. 
Nous avons sous les yeux le résultat, non d'une volonté technologique d'écarter les acteurs économiques, mais d'intentions de la part de ces mêmes acteurs économiques qui avaient pour méthode de transposer en ligne les paradigmes de la société industrielle. Avec les désastres annoncés que l'on connaît. Ils auraient du se méfier et anticiper et s'adapter à l'expression concrète de nouveautés qui n'avaient pas été pensées à l'origine pour protéger leurs affaires.
Il est bien périlleux d'associer démocratie et technologie, surtout que lorsque l'on parle de démocratie, on fait assez peu référence d'une part aux origines de celle-ci et que d'autre part, il existe une variété de systèmes politiques qui ne sont pas des démocraties mais peuvent rendre compte de l'expérience d'une société décente pour tous.
Ce concept de société décente, je l'aime bien, car il y a bien une faille de taille dans ce système que nous quittons : qu'est ce qui nous empêche de rester en démocratie et de continuer de piller les ressources de la planète ? Rien.
Rien dans la démocratie pour nous assurer de la perte d'équilibre du monde en matière écologique, aucune sensation de dette ni physique ni morale par rapport aux générations futures, pas de scrupule pour faire perdre le sens du réel en transformant le citoyen en surconsommateur qui ne pourra que se conduire au bout de sa fustration et de son malheur, et que dire de la faillite récente des élites qui regimbent à présent au progrès et à sa compréhension du fait que celui-ci les déshabille de leur autorité et de leur pouvoir de prescription ?
Ce que l'on apperçoit de la technologie, c'est qu'elle peut intervenir aux côtés de la démocratie, mais elle n'est pas une alliée naturelle de tel ou tel système politique, elle permet de transformer les comportements dans un sens qui rend la société plus ouverte ou plus transparente, en tout cas meilleure, pour rester modeste, supportable.

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