Neutralité du Net : le principe évolue sous la pression

Sur le site du Washington Post, le blog Post Tech alimenté par Cecilia Kang effectue un remarquable suivi de la tempête d'influences qui accompagne la décision de Julian Genachowski, responsable de la FCC (l'équivalent fédéral américain de l'ARCEP, anciennement ART, en France), de proposer un règlement fédéral basé sur les principes d'un Internet ouvert et de Neutralité du Net.

Dans ma note précédente, je relayais un fait présent dans pratiquement tous les journaux américains, la récente levée de bouclier du métier de la connexion ainsi que de lobbyistes et de parlementaires démocrates et républicains, concernant ce règlement que souhaite mettre en place la FCC.

J'ai reçu une grosse critique du rédacteur de ReadWriteWeb.fr concernant le relais de cette information, puisque je ne qualifiais pas cette tentative comme un lobbyisme éhonté provenant d'opérateurs puissants, qui serait orienté contre le bien des utilisateurs. J'avais pourtant parlé dans des notes précédentes, de la possibilité offerte de pratiques anti-concurrentielles, notamment à propos d'une technologie en cours d'évaluation : la DPI ou Deep Packet Inspection.
Apparemment, il existe des faits, qui deviennent dangereux à exposer sans le nécessaire appareillage explicatif et normatif pour le lecteur, ce dernier pourtant sur le Web, en faisant sa propre recherche dans les médias d'outre-Atlantique, pourrait arriver de lui-même à sa conclusion partisane que je n'ai pas à encourager. Ce que j'encourage, au contraire, en laissant des liens,  c'est pour celle ou celui qui le souhaite de commencer à faire son propre chemin.

Cecilia Kang, elle, propose une explication intéressante à ce mouvement qui vise à influencer la FCC, le refus d'un règlement de la FCC qui s'appliquerait exclusivement aux opérateurs réseau.

"And a common refrain has emerged among the protests. Companies, trade groups and a lawmaker appear to object to details in the proposal that would clearly make the new rules apply only to Internet service providers."

La source se situerait dans des fuites en provenance de l'intérieur et de l'extérieur de cet organisme : Julian Genachowski s'apprêterait à modifier les termes du brouillon originel qu'il avait proposé au début de son initiative, en revenant sur un article, déséquilibrant ainsi les termes de sa définition de la neutralité du Net en faveur des Fabricants de logiciels contre les Opérateurs Internet.

Passant de :

"To encourage broadband deployment and preserve and promote the open and interconnected nature of the public Internet, consumers are entitled to competition among network providers, application and service providers, and content providers."

un article qui mettait sur le même pied d'observance, en ce qui concerne la libre compétition, les fabricants d'applications ou de logiciels, les fournisseurs de contenus et les opérateurs réseau, à une autre formulation, effaçant donc la précédente, qui est d'interdire toute tentative de discrimination de la part des opérateurs réseau sur les applications, services Web et contenus.

D'après Cecilia Kang, c'est cette tentative de réécriture, qui aurait déclenché la fureur de certains acteurs du réseau comme les opérateurs (AT&T, Verizon) et les fabricants de matériels (Cisco, Alcatel/Lucent). Et à juste titre, ces acteurs sachant très bien, comme tout observateur historique, comment, dans le passé de l'industrie des communications aux Etats-Unis, les décisions de la FCC se sont déjà retrouvées inopinément orientées pour le profit de quelques intérêts particuliers, ici Yahoo (Microsoft), Google et Amazon et d'autres qui par cette réécriture échappent à la surveillance des pratiques anti-concurrentielle.

A la vérité, ce changement n'est pas innocent, il a même sa logique, d'après les défenseurs les plus stricts du principe de neutralité du Net, le mal ne peut venir que des opérateurs.
Témoin la récente polémique qui oppose Google à AT&T sur la discrimination de l'offre téléphonique de Google au travers de son Application Google Voice. Stricto sensu, en s'appuyant sur le principe de neutralité, tel qu'il a toujours été défendu, et sur le simple fait que Google n'est pas un opérateur, il ne peut être accusé d'atteinte à ce principe, même si le résultat est l'exemple type de comportement que l'on voudrait voir disparaître.

Quoiqu'il en soit, ce chorus d'une profession entière a été immédiatement contré par une autre campagne, celle d'Amazon et Google, qui sont fournisseurs de contenus, mais aussi de Facebook et Twitter, ces derniers n'ayant pas encore de contenus multi-médias à proposer, mais sûrement d'autres gisements à défendre, telles les données marketing de leurs utilisateurs. Il ne serait bien sûr pas souhaitable pour ces derniers que s'ouvrent sur l'Internet une nouvelle forme de concurrence, que les opérateurs aient accès par observation et suivi de leurs utilisateurs à une part du marché de la publicité on-line.

Mais cette bataille n'avait pas révélé toutes ses surprises.
Voici la dernière, en date d'hier, lundi.
L'arrivée à la FCC d'une lettre de scientifiques pionniers de l'Internet et du Web, avec à leur tête, Vinton Cerf, le concepteur du TCP/IP et plus récemment, l'évangéliste Internet en chef de Google.
Sous la plume de ces sages, le concept de neutralité du Net prend un virage auquel ses défenseurs les plus radicaux n'avaient peut-être pas osé penser jusque là.

Deux portes sont désormais ouvertes par cette lettre :
  • Premièrement, sous l'objectif de la préservation de la vie privée, l'utilisation de protections contre les DoS ou autres schémas d'attaque n'est pas opposable par le "principe de neutralité";
  • Deuxièmement, contrairement au "mythe" la neutralité du Net ne demande pas à ce que tous les paquets de données soient traités à égalité, et qu'aucune forme de priorité ni d'usage de qualité de service ne soit mis en oeuvre, ni que des formules de service performant ne soient proposées à des prix supérieurs.
La caractéristique d'un réseau neutre se voit donc réduit principalement à l'interdiction de pratiques anti-concurrentielles.

Grande et bonne nouvelle, il ne reste plus de la part de la FCC qu'à redécouvrir que ces pratiques peuvent aussi venir d'autres acteurs qui ne sont pas forcément les opérateurs réseau, et on aura sûrement fait un grand pas dans l'équilibre des forces commerciales sur l'Internet aux Etats-Unis, même s'il faut bien le reconnaître, il y aura eu au passage un peu de piétinement de valeurs identifiées par certains comme sacrées.
Après-tout, "Paris vaut bien une messe."

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